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J'ai découvert récemment le coup de gueule de Pierre Fayolle sur LinkedIn et je ne peux m'empêcher d'y associer ma sympathie (A lire ci-contre).
Pierre s'énervait, à juste titre, de cette pratique répandue dans les visioconférences de voir une partie importante des participants couper leurs caméras. Au-delà de la perte potentielle en qualité d'échange et d'un engagement qui peut sembler moindre (ce qui n'est pas une généralité), c'est surtout notre capacité à interagir pleinement, humainement, qui s'en trouve affectée. Il devient difficile de transmettre toute la richesse des interactions humaines : capter un sourire, voir une réaction, faire passer une émotion. Ce phénomène, anodin en apparence, pourrait bien être un symptôme discret d'une transformation plus profonde de notre société, un glissement vers ce "dataïsme" ambiant, où l'interaction humaine directe cède le pas à des échanges désincarnés. Un risque majeur quand les chatbots se posent en concurrents à l'intelligence humaine.
Les confinements n'ont peut-être fait qu'accélérer une tendance de fond, un glissement vers l'individuel que le dataïsme, avec son cortège d'outils numériques, avait déjà amorcé. La formule du "monde d’après", si séduisante, laissait espérer une prise de conscience, de nouveaux réflexes. Pourtant, ce monde d'après ressemble souvent étrangement à celui d'avant, avec toutefois une accélération de certaines dynamiques. La distanciation sociale imposée par la lutte contre la Covid-19 aura été un marqueur fort, accentuant une individualisation déjà à l'œuvre :
Ces chocs réorientent le cours de nos sociétés. Albert Hirschman avait théorisé comment les individus et les sociétés oscillent par phases entre la quête du "bonheur privé" et l'engagement dans l'"action publique". Ce repli derrière l'écran noir, ce choix d'un confort individuel – ne pas avoir à se soucier de son image, de son arrière-plan – n'est-il pas une micro-manifestation de cette phase où l'on privilégie son "bonheur privé", au détriment de la richesse de l'"action publique" que constitue une réunion pleinement participative ? Et cette habitude se normalise d'autant plus vite que, comme l'a montré Robert Cialdini (dans Influence: The Psychology of Persuasion, 1984), nous sommes enclins à imiter le comportement des autres, surtout dans l'incertitude des nouvelles normes professionnelles qui émergent à l'ère du dataïsme. Le défi est de taille : il nous oblige, entreprises comme individus, à savoir nous adapter pour passer de la distanciation sociale subie à une véritable socialisation à distance, choisie et enrichie. Car derrière nos écrans noirs, c'est bien notre humanité que nous voilons, à une époque où elle est de plus en plus questionnée, voire "challengée", par l'intelligence artificielle. En estompant nos expressions, en filtrant nos présences, en rendant nos échanges plus proches d'une transaction de données que d'une rencontre, ne nous rendons-nous pas plus aisément compréhensibles comme de simples ensembles de données, plus facilement simulables ou, à terme, remplaçables par des IA qui excellent dans le traitement de l'information désincarnée ? Alors, pour préserver cette richesse irréductible de l'interaction humaine : rallumons la lumière !
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La semaine dernière, j’ai eu le plaisir d’intervenir à la Maddy Keynote | MKIA organisée par Maddyness, un événement incontournable dédié à l’IA et à ses applications concrètes dans nos organisations. Sur la belle scène de la Salle Gaveau, j’ai partagé la réalité de l'évolution vers le dataïsme. Un sujet aussi fascinant que structurant, qui soulève de vraies questions pour les entreprises et pour nos comportements. Voici l'intégralité de la Keynote. L’historien Yuval Noah Harari identifie quatre leviers : accroître le nombre de « processeurs » (humains), leur variété, le nombre de connexions entre les processeurs et la liberté de circulation via les connexions existantes. Au début de l’humanité, les facultés cognitives de l’être humain lui ont permis de traiter les informations mieux que les autres animaux pour maitriser son environnement naturel. Cette faculté de communiquer a permis aux humains d’utiliser la force de la multitude, puis d’exploiter progressivement cette force sur le monde entier en s’adaptant à des contraintes environnementales différentes.
La séparation géographique s’est traduite par l’apparition de cultures hétérogènes correspondant à une augmentation de la variété des « processeurs », mais non connectés entre eux. C’est la période des chasseurs-cueilleurs. Les travaux de l’anthropologue Robin Dunbar ont montré que la taille d’une tribu tournait autour de groupes sociaux de 150 individus, ce qui constituerait la taille limite pour une gestion naturelle d’un groupe social cherchant à optimiser ses interactions. On retrouve cette limite dans le nombre de personnes avec lesquels chacun entretient des relations personnelles. La phase suivante correspond à la révolution agricole qui va permettre à de grands groupes d’humains de vivre en proximité. L’agriculture impacte positivement la démographie. Il en résulte un réseau plus dense de processeurs qui peuvent communiquer ensemble, voire coopérer. Le néolithique est marqué par de profondes mutations techniques et sociales, mais le mode de vie tribal autonome reste la norme. Ce n’est qu’avec l’invention de l’écriture et de la monnaie il y a cinq mille ans que peuvent se mettre en place des règles de vie communes au sein de villes et même d’empires. La confiance se renforce et la coopération est désormais facilitée, permettant de partager ses informations et interactions entre chacun des membres de communautés de plus en plus larges. Le nombre de connexions entre les processeurs augmente d’autant plus que des échanges s’organisent entre les cités. Des liens se structurent culturellement autour de religions communes qui permettent de commencer à unifier les réseaux d’information entre eux. Lors de la quatrième, et dernière, phase qui commence avec la révolution scientifique, la circulation d’hommes et de femmes de toutes cultures s’organise sur tout le globe. L’information circule partout et de plus en plus vite, les freins culturels et les frontières politiques s’estompant. L’État de droit, puis la mondialisation, contribuent à l’efficacité de la circulation de l’information jusqu’à constituer un réseau unique. La perspective de Yuval Noah Harari positionne la circulation de l’information comme le moteur de l’histoire de l’humanité dont le dessein est de faire émerger un réseau global regroupant tout l’univers (ce qui se traduirait pour lui par l'internet-de-tous-les-objets). En même temps qu’on instaure un droit à la déconnexion, on débat d’un droit à la connexion pour tous[1]. L’ONU allait dans ce sens dès 2012 en inscrivant le droit à l’accès à internet. Fin 2023, la Commission des Nations Unies sur le haut débit annonçait même vouloir mettre un terme à l’exclusion numérique d’ici 2030. Tous connectés ! Une question est de savoir si nous ne sommes pas au début d’une cinquième phase où nous contribuons justement à la création d’un réseau d’informations qui pourrait finalement se passer de l’homme. Cela passe par une étape intermédiaire où l’humain se conçoit non seulement comme un processeur, mais aussi comme un système de traitement de ses propres données. [1] Depuis 2016, un opérateur français ne peut déjà plus suspendre unilatéralement une ligne internet pour impayé. Lorsque l’on repense à Matrix, l’œuvre dystopique cyberpunk des Wachowski, on constate qu’il dépasse largement le cadre de la science-fiction pour se muer en une véritable réflexion sur notre époque. Certains y ont vu une allusion aux complotismes quand d’autres font le rapprochement avec l’Allégorie de la caverne de Platon. La vérité est ailleurs. Le film nous plonge dans un univers où la réalité est construite par d’incroyables flux de données. Il n’est pas avare d’effets cinématographiques plus ou moins novateurs mais très impactants (générique avec sa pluie de chiffres, dédoublement de l’agent Smith, silver bullet…).
Dans cet univers, la perspective dataïste – la croyance que les datas constituent désormais l’essence même de la réalité – se trouve incarnée par des machines impitoyables. Ces dernières représentent la force invisible de la modernité, rappelant que chaque interaction sur les réseaux sociaux et recours à un objet connecté contribuent à alimenter un système qui, tout en nous semblant nous offrir de la liberté, contrôle en fait subtilement nos comportements. Ce paradoxe, où le digital apparaît à la fois comme outil d’émancipation et asservissement, trouve un écho surprenant dans des débats actuels sur la manipulation de nos choix et la marchandisation de notre intimité. Le film date pourtant de plus d’un quart de siècle. L’angoisse de perdre notre autonomie n’a fait que s’intensifier : nous sommes, aujourd’hui, confrontés à l’omniprésence des algorithmes qui orientent nos vies et altèrent notre libre-arbitre.. À l'image du choix symbolisé par la pilule rouge ou bleue, il nous appartient de nous déconnecter mais le faire est « douloureux » tant le virtuel nous rassure. Le smartphone, prolongement de nous-mêmes, matérialise ce nouvel attachement aux algorithmes et notre addiction au virtuel. Dans ce contexte, nous oscillons constamment entre la promesse d’une connexion universelle et la menace d’une aliénation continue, perdant peu à peu le contrôle sur la narration de notre propre existence. Matrix raconte avant tout cette prise de conscience de soi-même (même si les Wachowski admettent désormais avoir couplé ce sous-texte à une perspective personnelle liée à leur coming-out, sujet connecté directement à cette idée de révélation de soi dans un monde factice). Au-delà de son impact visuel, le film reste une véritable invitation à questionner notre époque et le concept de vérité. Mardi 29 avril, J’ai eu le plaisir d’intervenir à la Maddy Keynote | MKIA organisée par Maddyness, un événement incontournable dédié à l’IA et à ses applications concrètes dans nos organisations. Sur la belle scène de la Salle Gaveau, j’ai partagé la réalité de notre évolution vers le dataïsme. Un sujet aussi fascinant que structurant, qui soulève de vraies questions pour les entreprises et pour nos comportements. Lors de cette keynote, ce fut l'occasion d'annoncer la sortie prochaine de mon livre dédié à ce mouvement post-humaniste qui change profondément notre société. En précommande ici. Sur Scène, Clara Chappaz, ministre déléguée de l'Intelligence artificielle et du numérique, est venue ensuite partagée quelques messages clé
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AuthorDocteur en sciences de l'information et de la comunication, Laurent Darmon est le Directeur de l'Innovation de l'une des dix premières banques du monde Archives
Juillet 2025
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