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De la socialisation à distance à la distanciation sociale

25/5/2025

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J'ai découvert récemment le coup de gueule de Pierre Fayolle sur LinkedIn et je ne peux m'empêcher d'y associer ma sympathie (A lire ci-contre).
Pierre s'énervait, à juste titre, de cette pratique répandue dans les visioconférences de voir une partie importante des participants couper leurs caméras. Au-delà de la perte potentielle en qualité d'échange et d'un engagement qui peut sembler moindre (ce qui n'est pas une généralité), c'est surtout notre capacité à interagir pleinement, humainement, qui s'en trouve affectée. Il devient difficile de transmettre toute la richesse des interactions humaines : capter un sourire, voir une réaction, faire passer une émotion. Ce phénomène, anodin en apparence, pourrait bien être un symptôme discret d'une transformation plus profonde de notre société, un glissement vers ce "dataïsme" ambiant, où l'interaction humaine directe cède le pas à des échanges désincarnés. Un risque majeur quand les chatbots se posent en concurrents à l'intelligence humaine.
Le télétravail généralisé et la possibilité de couper sa vidéo lors des échanges auront été l'un des legs marquants des confinements de 2020 et 2021. À l'époque, ces écrans noirs étaient souvent justifiés par une bande passante limitée, lorsque les systèmes n'étaient pas encore optimisés pour un usage vidéo intensif, ou par une discrétion bienvenue des employeurs soucieux de ne pas s'immiscer dans l'intimité des foyers, en l'absence d'accords d'entreprise adaptés. Depuis, les logiciels de visioconférence se sont tous dotés de fonctions de floutage d'arrière-plan et les entreprises ont, pour la plupart, renforcé les capacités de leurs réseaux. Certes, le sujet de l'empreinte carbone du numérique existe, mais son impact doit être relativisé face à celui d'une journée en présentiel impliquant des transports domicile-travail. Les excuses techniques s'amenuisent, mais la pratique, elle, perdure.

De nombreuses entreprises commencent d'ailleurs à réduire le télétravail, constatant que ce qui fait la force d'une organisation n'est pas seulement l'engagement individuel dans une mission, mais bien la puissance et la qualité des interactions entre collaborateurs. Une entreprise n'est pas un simple regroupement d'indépendants liés par un objectif commun, mais un véritable collectif. Avec l'écran noir et des participants qui, au mieux, interviennent sporadiquement, on risque de voir nos réunions ressembler, du moins dans la forme, à des échanges avec des chatbots. Comme le souligne Pierre Fayolle, où sont passées ces émotions qui fondent notre humanité, ces capacités précieuses à identifier ces non-dits qui en révèlent tant ? En nous habituant à des interactions désincarnées, ne nous transformons-nous pas, nous-mêmes, en simples "points de données" ?
Les confinements n'ont peut-être fait qu'accélérer une tendance de fond, un glissement vers l'individuel que le dataïsme, avec son cortège d'outils numériques, avait déjà amorcé. La formule du "monde d’après", si séduisante, laissait espérer une prise de conscience, de nouveaux réflexes. Pourtant, ce monde d'après ressemble souvent étrangement à celui d'avant, avec toutefois une accélération de certaines dynamiques. La distanciation sociale imposée par la lutte contre la Covid-19 aura été un marqueur fort, accentuant une individualisation déjà à l'œuvre :
  • Le retour au travail à la tâche, facilité par les plateformes de microtasking ou celles sollicitant livreurs et chauffeurs.
  • La désintermédiation, qui permet à un petit acteur d'accéder à une clientèle mondiale, mais qui peut aussi isoler.
  • L’essor de l’auto-entrepreneuriat, remplaçant parfois le collectif du salariat par l'indépendance du freelance.
  • Et donc ce télétravail, qui se traduit souvent par des travailleurs isolés dans leur salon, parfois exigu, loin du partage et de l'émulation des espaces de travail communs.

Ces chocs réorientent le cours de nos sociétés. Albert Hirschman avait théorisé comment les individus et les sociétés oscillent par phases entre la quête du "bonheur privé" et l'engagement dans l'"action publique". Ce repli derrière l'écran noir, ce choix d'un confort individuel – ne pas avoir à se soucier de son image, de son arrière-plan – n'est-il pas une micro-manifestation de cette phase où l'on privilégie son "bonheur privé", au détriment de la richesse de l'"action publique" que constitue une réunion pleinement participative ? Et cette habitude se normalise d'autant plus vite que, comme l'a montré Robert Cialdini (dans Influence: The Psychology of Persuasion, 1984), nous sommes enclins à imiter le comportement des autres, surtout dans l'incertitude des nouvelles normes professionnelles qui émergent à l'ère du dataïsme.
Le défi est de taille : il nous oblige, entreprises comme individus, à savoir nous adapter pour passer de la distanciation sociale subie à une véritable socialisation à distance, choisie et enrichie. Car derrière nos écrans noirs, c'est bien notre humanité que nous voilons, à une époque où elle est de plus en plus questionnée, voire "challengée", par l'intelligence artificielle. En estompant nos expressions, en filtrant nos présences, en rendant nos échanges plus proches d'une transaction de données que d'une rencontre, ne nous rendons-nous pas plus aisément compréhensibles comme de simples ensembles de données, plus facilement simulables ou, à terme, remplaçables par des IA qui excellent dans le traitement de l'information désincarnée ?
Alors, pour préserver cette richesse irréductible de l'interaction humaine : rallumons la lumière !
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    Docteur en sciences de l'information et de la comunication, Laurent Darmon est le Directeur de l'Innovation de l'une des dix premières banques du monde

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