![]() Les religions et la société humaniste ont permis de satisfaire notre besoin vital de comprendre le monde, de donner du sens à nos vies. Après les désillusions du XXe siècle, la télévision puis le numérique vont changer les choses, car, avec eux, l’information submerge le monde. Après le temps du Pourquoi et du Comment, une nouvelle ère commence. La tradition religieuse créait une communauté de fait qui se retrouvait dans des coutumes : dans chaque église, synagogue et mosquée, des rituels identiques permettaient à chacun d’être adopté par le groupe de fidèles. Il y avait une perspective avec le Paradis proposé par la foi religieuse. L’humaniste a proposé à la place le progrès qui permet de se projeter dans un futur meilleur, pour soi et pour ses enfants. Or le XXe siècle a vu se dérouler des évènements qui vont changer la perception du pacte social. La Grande guerre avait causé 17 millions de morts, ce qui était déjà un traumatisme, mais le Seconde Guerre mondial laisse derrière elle entre 50 et 85 millions de victimes ainsi qu’un génocide industrialisé. Plus globalement, après Hiroshima, le monde entier est marqué par la puissance atomique et craint ce que les États-nation pourraient en faire.
La jeunesse des années 60, née sur ces charniers, se construit en opposition à la génération précédente à laquelle elle ne veut pas ressembler. On parle de contre-culture et celle-ci s’exprime dans l’idéologie comme dans les pratiques culturelles (musique, habillement…). Plus particulièrement, le mouvement hippie naît dans les années 60, mais il trouve son épicentre en 1967 à San Francisco : rien de surprenant sur le lieu et la date. Trois ans après l’engagement des forces américaines dans la guerre terrestre, ce sont désormais 510.000 soldats – trois fois plus que deux ans auparavant – qui sont stationnés au Vietnam, de l’autre côté du Pacifique, face à The City by the Bay. Les Américains appelleront le conflit la sale guerre, mais cette fois, elle passe à la télévision. Les caméras sont sur place presque constamment dans les zones de combat et les journalistes rapportent quotidiennement la situation le terrain. Plus rien ne sera comme avant pour l’opinion publique, pour qui les conflits militaires n’ont désormais plus rien d’abstrait. L’information change la donne. Et il devient compliqué de faire confiance à des dirigeants, prêts pour des raisons géopolitiques peu partagées par le peuple, à engager la vie de des enfants de la Nation. La défiance envers les politiques s’exprime de plus en plus clairement. La conception religieuse garantissait la vie éternelle pour les plus pieux. Rien de comparable pour l’être de raison qui veut miser sur le progrès pour offrir à ses enfants une vie meilleure que la sienne, comparable à ce qui est mis en avant dans les publicités et au cinéma. Le déclassement social devient une nouvelle peur. Si la société devient utilitaire, le citoyen mesure ce qu’il a à gagner dans le contrat que celle-ci lui propose et il peut alors le remettre en cause s’il trouve ce contrat moins avantageux. On observe alors un délitement du lien social. Le réveil est douloureux après l’euphorie des Trente Glorieuses et de l’essor de la société de consommation. Le choc pétrolier se traduit par une révision drastique de la croissance dans les pays de l’OCDE. Il provoque aussi l’apparition du chômage de masse, un concept philosophiquement destructeur dans un monde qui a érigé le travail en valeur centrale et comme un sésame pour bénéficier individuellement du progrès. Dans les pays les plus développés, non seulement la croissance baisse, mais elle bénéficie davantage à une partie de la population, qui est mieux adaptée à un monde évoluant rapidement. Le progrès est jugé bien décevant pour la majorité. Il conduit à intégrer que dans un jeu à somme nulle, ce n’est pas forcément du collectif qui faut attendre un bien-être supérieur, mais sans doute en tirant individuellement mieux partie des nouvelles règles du jeu économique, social et technologique. Pour certains, c’est même le spectre du déclassement social. La pollution et le nucléaire sont également perçus comme l’héritage d’une génération qui a fait confiance aux élites et qui propose un modèle unique. Malgré un bilan globalement positif de 200 ans de progrès technologique, il y a donc une tendance à la perte de confiance dans le collectif. La notion même de nation est réinterrogée, car elle a conduit aux conflits sans amener au bonheur. À quoi bon donc, se satisfaire de ce pacte social décrit par Rousseau et accepter une aliénation à un tel collectif. Beaucoup de conflits actuels doivent encore à cette conception d’État-nation où la géopolitique prime sur la conception du bonheur que beaucoup de citoyens se font. Comme l’avait formalisé Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne en 1979, c’est tout le méta-récit construit depuis les Lumières qui est remis en cause comme cadre constituant d’une unité : outre la nation, la science, la politique et les arts ne sont plus des référents de la dynamique collective. Il y a donc un doute sérieux à continuer comme avant en faisant confiance aux mêmes élites et aux mêmes méthodes. Et comme l’idéologie alternative, le communisme, s’effondre sans que le modèle libéral puisse satisfaire la grande majorité, il y a une volonté d’envisager les choses autrement pour construire un avenir meilleur. Les gouvernements sortants ne cessent d’être battus (une seule exception en France depuis 45 ans en onze élections législatives). C’est ce qui faisait dire abusivement à l’écrivain et ancien président tchèque : « L’élément tragique de l’homme moderne, ce n’est pas qu’il ignore le sens de sa vie, mais que ça le dérange de moins en moins ». En fait, il cherche une transcendance différente de celle que la société lui proposait précédemment. L’individu commence à définir un nouveau système de valeur avec lequel il apprend à négocier. Certains le trouvent, mais beaucoup cherchent. En 1995, la Commission d’enquête sur les sectes relevait une augmentation du nombre d’adeptes de 60 % depuis 1982. Il y avait alors 170 organisations identifiées. Désormais, on en compterait désormais environ 500 selon la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires mise en place depuis 2021. Elle relève que la France fait face à une croissance inédite des agissements à caractère sectaire avec un doublement des saisines par la justice en six ans. Comme l’a montré le sociologue Albert Hirschman dans son livre Bonheur privé, action publique, l’individu traverse son existence en allant d’espoirs en déceptions, ce qui l’amène à redéfinir régulièrement ses priorités et à osciller entre l’optimisation de ses intérêts et de ceux de la société. Face aux défaillances d’une institution privée – une entreprise – comme publique, Albert Hirschman, dans un autre ouvrage, Défection et prise de parole, expliquait que les clients et usagers ont trois types de comportement : la loyauté (continuer comme avant), l’interpellation (la prise de parole, par exemple via une manifestation ou une réclamation) et la sortie (le désengagement en partant pour la concurrence, notamment). L’après-1968 s’est traduit pendant la décennie suivante par une société qui a cherché à se libérer de son conservatisme avec une dynamique générale portée vers les aspirations collectives. En France, comme dans de nombreux pays occidentaux, c’est une période de libération des mœurs, la seconde vague du féminisme, l’émergence de SOS racisme et les premières revendications LGBT. Suivront les années 80, qui par un effet de boomerang proposent un retour à un certain conservatisme et une valorisation de la réussite individuelle. Après la loyauté comme modèle dominant, la période de l’interpellation s’est organisée depuis la fin des années 60. Mais de plus en plus de citoyens sont tentés de choisir la sortie vers un autre système. Après plusieurs siècles de croissance peinant à apporter le bonheur, cette insatisfaction des humanistes les rend particulièrement appétents à saisir un nouveau paradigme. La contre-culture des années 60 rejetait les normes conventionnelles et les autorités traditionnelles, mais il n’y avait pas – encore – de modèle alternatif à disposition. Lorsque internet arrive dans les années 90, la société est prête à à la nouveauté. le dataïsme arrive.
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AuthorDocteur en sciences de l'information et de la comunication, Laurent Darmon est le Directeur de l'Innovation de l'une des dix premières banques du monde Archives
Juin 2025
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